Sur un territoire fait d’argile, un fleuve hypnotique s’écoule dans l’âge brisé, les ténèbres s’envolent, se rapprochent d’un esprit universel dans les confins de l’art. Andreï Roublev raconte la vie d’un artiste à travers la Russie tourmentée du Moyen Age, qui sur son chemin croise secrets et mensonges, au bord d’un océan de solitude. Ici, pour son second film après L’enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski s’approche des chemins obscurs et observe se dresser une beauté insaisissable, celle de la trace de l’homme.
La Russie médiévale y est décrite comme froide, instable, pleine d’ombres, de villages sinistres et d’un brouillard aveuglant, peuplée de pauvres paysans vulnérables face aux Tatars qui ravagent les campagnes sur leur passage. Chaque épisode de la vie de Roublev aide à définir son identité, sa personnalité ; lâche comme quand il va détourner le regard alors qu’une femme qui la veille lui avait sauvé la vie se fait malmener, héros quand il tue un attaquant qui allait violer une handicapée mentale, ou bien observateur de son temps comme avec cette fabrication dans le silence d’une cloche d’église détenue par un jeune homme qui ne sait pas cacher ses mensonges. Le tout dans une atmosphère glaciale qui ressemble à une soufrière, aboutissement des esprits, poésie sidérale, esthétique astrale.
Andreï Roublev est entêtant et s’incruste dans votre esprit pour ne plus y ressortir. Tarkovski a vite fait d’installer une atmosphère prenante et complexe, l’étirant tellement qu’elle en devient parfois indéchiffrable, mais aussi en la sublimant sous la froideur de certaine séquence. Tout ici symbolise les tournants intérieurs de Roublev : l’image, le son, les cadres… Et tout y est magnifique.
Andreï Roublev, le personnage, n’est au final qu’un instrument de Dieu dans le film ; et Andreï Roublev, le film, fait de nous les instruments d’Andreï Tarkovski. Le réalisateur russe ne nous prend pas par la main en nous faisant savourer une limpide fresque historique. Il nous plonge dans un film épuisant, dans une usine à images, une centrale des sons qui peut se révéler cauchemardesque et qui au premier visionnage laisse KO, entre une fascination, tantôt mystique, tantôt intimiste. Aussi contemplatif qu’un Dreyer, aussi spectaculaire qu’un Kurosawa, « Andreï Roublev » reste pour moi un instant de cinéma particulier, sans saveur mais qui pourtant dégage une émotion millimétrée.
Andreï Roublev (Andrey Rublyov en VO), réalisé par Andreï Tarkovski, URSS, 205 minutes, vu en VO
KiwiKarma lui attribue la note de :
En bref
Andreï Roublev est un film unique. A la fois interrogation sur la création et sur la beauté du geste – et plus largement de la condition humaine – les vingt dernières minutes du film l’imposent à elles seules comme un moment de cinéma infini et grandiose.